- TROPES (linguistique)
- TROPES (linguistique)TROPES, linguistiqueLa taxinomie des ornements rhétoriques (il faut bien avoir recours à cette périphrase, puisque, dès les Anciens, on estime que le trope porte sur le mot, et la figure sur le groupe de mots) pose des problèmes tant historiques (l’histoire des classements) que théoriques (le fondement des classements). En cette matière, les deux extrêmes sont imaginables: depuis l’énumération fastidieuse de chaque figure jusqu’à une structuration autour de deux, voire un ou trois pôles. La démarche linguistique a induit cette dernière attitude, fréquente chez les Modernes: la dichotomie métaphoro-métonymique s’appuie chez R. Jakobson sur la distinction saussurienne entre paradigme et syntagme. Encore y a-t-il, chez plus d’un rhétoricien d’aujourd’hui, la tentation de réduire cette démarche à une procédure en soi... métaphorique, tandis que, chez d’autres, on trouve simpliste ce manichéisme qui fait de la synecdoque un résidu ou un trope sans véritable originalité. Féconde cependant pour élaborer une stylistique de l’inconscient, l’opposition structurale entre les deux types de figures pressenties par Freud lorsqu’il parlait de condensation et de déplacement revenait en force dans la théorie lacanienne du sujet énonciateur, mais la balance penchait cette fois en faveur de la métonymie, loi interne de la combinatoire du discours et de l’expression du désir.On peut aisément s’expliquer l’intérêt porté à ce champ conceptuel par tous ceux qui étudient le fonctionnement de la parole : il s’agit d’apporter un complément non négligeable à la seule théorisation pendant longtemps possible, celle de la langue ; ce n’est pas par anachronisme que sont repris ici les termes de l’opposition saussurienne: de ce point de vue, elle s’inscrit dans la ligne de la métaphysique, et tout le classicisme, d’Aristote à Fontanier, s’est efforcé de décrire, à côté de la base même de la communication, le degré zéro du style, l’écart qui caractérisait les «manières de parler», ars dicendi . Or un certain renversement de perspective s’opère aujourd’hui, et l’on tend à réduire cet écart, ou plutôt à partir du message, du discours, de la parole pour en étudier l’organisation, nécessairement modulée; en posant, peu ou prou, la suprématie du signifiant, on renonce à l’hégémonie d’un code postulé dans son antériorité ou, si l’on veut, dans sa transcendance. C’est sans doute ce qui explique le renouveau de faveur de la rhétorique: son immanence. On trouvera ci-dessous le nom des principales figures et un exemple les illustrant: chaque taxinomie pouvant prétendre à l’originalité, il suffira, pour un inventaire non raisonné, de restituer l’ordre alphabétique à une classification achevée dans son ensemble, mais aux présupposés discutés, celle du Linné de la rhétorique, Fontanier. Celui-ci élargit le champ d’étude des figures du mot à l’énoncé complexe. Le problème pour lui est de définir la figure. Il oppose la figure au littéral et non à l’usuel: «ferrer d’argent» est un trope, parce que «ferrer» est pris dans un sens détourné; ce n’est pas une figure, parce qu’il n’existe pas de mot pour le remplacer (comparer avec flamme dit pour «amour»). Dans la figure, il y a substitution d’une expression à une autre; dans le trope, il y a changement de sens d’un mot. Certaines figures seulement sont des tropes, et seuls certains tropes sont des figures. Fontanier divise donc les figures en sept classes, elles-mêmes subdivisées. Seules les trois premières classes sont des tropes, les autres étant des figures «autres que tropes». La première classe, celle des figures de signification, traite des tropes proprement dits, c’est-à-dire des tropes en un seul mot. Fontanier distingue trois genres fondamentaux: la métonymie, la synecdoque, la métaphore. La métonymie est un trope «par correspondance, consistant dans la désignation d’un objet par le nom d’un autre objet qui fait comme lui un tout absolument à part, mais qui lui doit ou à qui il doit lui-même plus ou moins, ou pour son existence, ou pour sa manière d’être». On distingue, par exemple, des métonymies de la cause, de l’instrument, de l’effet, du contenant («boire un verre» pour «boire le contenu d’un verre»). La synecdoque est un trope «par connexion, consistant dans la désignation d’un objet par le nom d’un autre objet avec lequel il forme un ensemble, un tout, ou physique ou métaphysique, l’existence ou l’idée de l’un se trouvant comprise dans l’existence ou dans l’idée de l’autre». Il existe des synecdoques de la partie (une flotte de cent voiles ), de la matière (être dans les fers ), du nombre (l’homme pour «les hommes»), du genre, de l’espèce. La métaphore est un trope «par ressemblance, consistant à présenter une idée sous le signe d’une autre idée plus frappante ou plus connue, qui d’ailleurs ne tient à la première par aucun autre lien que celui d’une certaine conformité ou analogie». La métaphore étend son domaine, au-delà du nom, à l’adjectif, au participe, au verbe, à l’adverbe. Il peut y avoir superposition de tropes: «boire un verre» est aussi une synecdoque (le contenant étant désigné par sa matière), ce qui est différent de la syllepse, qui prend un même mot au propre et au figuré («Rome n’est plus dans Rome»).La deuxième classe traite des tropes en plusieurs mots, ou tropes improprement dits. Il s’agit là de tropes d’expression par fiction (personnification, allégorie, etc.); par réflexion — hyperbole («Condé, dont le nom seul fait trembler les murailles / Force les escadrons et gagne les batailles», Boileau); allusion («Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi», Racine); litote («Dire qu’on ne saurait haïr / N’est-ce pas dire qu’on pardonne?», Molière); réticence («C’est un homme... qui... Ah!... un homme... un homme enfin», Molière); paradoxisme ou «alliance de mots opposés» («Pour réparer des ans l’irréparable outrage», Racine); par opposition — ironie («Grand et sublime effort d’une imaginative / Qui ne le cède point à personne qui vive!», Molière); épitrope ou «persuasion», forme d’ironie («Poursuis, Néron; avec de tels ministres / Par des faits glorieux tu vas te signaler», Racine); astéisme ou «badinage», consistant à flatter sous les apparences du reproche; etc. La troisième classe (celle des figures de diction) ne regroupe que pour mémoire les modifications matérielles dans la forme des mots.Cette liste ne doit pas faire croire que les tropes sont des usages d’érudits. La langue populaire s’en sert abondamment et De Marsais reconnaissait «qu’il s’en fait plus en un jour de halle qu’en plusieurs séances d’Académie». D’autre part, il est à noter que beaucoup de rhétoriciens ne font pas aux tropes un sort particulier parmi les figures. Pour les théoriciens du cercle linguistique de Prague, les figures, tropes et non-tropes, ne seraient que «le langage perçu en tant que tel». Le groupe de Liège cherche à systématiser les opérations constitutives de chaque figure. En outre, de multiples études, en revenant à la rhétorique pour explorer leur propre champ d’application (littérature et stylistique, linguistique, philosophie, histoire de l’art), tendent à faire de celle-ci une véritable «discipline-carrefour».
Encyclopédie Universelle. 2012.